Jacob Fugger, racontait : « Ce n’est pas que nous manquions d’argent, c’est que nous manquons d’imagination. » Si cette citation, vieille de plusieurs siècles, peut nous sembler aujourd’hui lointaine, elle entre pourtant en résonance directe avec le marché actuel du financement. Le crowdfunding, bien qu’ancré dans certaines zones géographiques, constitue un champ d’étude à part entière en Tunisie où il vient à peine d’être introduit. Il offre en ce sens une opportunité de diversification des sources de financement pour les startups et les entreprises de l’économie sociale et solidaire. Depuis 2004, le crowdfunding connaît un trend de croissance continu en Amérique du Nord, en Asie-Pacifique et en Europe. Il tarde néanmoins à s’implanter en Afrique et dans la région MENA. Selon les données de Statista, le marché global des transactions devrait atteindre 1,20 milliard de dollars en 2024, avec une croissance annuelle moyenne estimée à 1,43 % jusqu’en 2028. Chaque opération représente une levée moyenne de 8 150 dollars, pour un total de plus de 6 millions de campagnes. Les États-Unis dominent ce marché avec plus de 40 % des parts mondiales. En Tunisie, les discussions autour du crowdfunding ont débuté il y a plus de dix ans. Néanmoins, cette forme de financement reste très marginale. Nous allons essayer de comprendre dans le cadre de cet article les tenants et les aboutissants de ce type de financement en marge du marché des capitaux et de la finance d’entreprise classique.
Le cadre général du crowdfunding est défini par plusieurs textes tout en faisant l’objet d’une régulation normative et multi-institutionnelle. La loi n°2020-37 du 6 août 2020 organise l’activité de financement participatif. Ainsi, trois décrets du 19 octobre 2022 précisent les modalités selon le type d’activité. Le décret n°2022-765 réglemente l’investissement dans des valeurs mobilières. Le décret n°2022-766 concerne les prêts et le n°2022-767 vise les dons et libéralités. Le dispositif est ainsi complété par la circulaire n°2023-06 du 2 novembre 2023 de la Banque Centrale de Tunisie. Cette dernière précise les documents et renseignements nécessaires pour l’agrément et les autorisations préalables liés au crowdfunding en prêts. Par ailleurs, la note n°1 du 29 décembre 2022 de l’Autorité de Contrôle de la Microfinance encadre le suivi des structures concernées. Enfin, le Conseil du Marché Financier a aussi publié un règlement le 11 novembre 2024 sur les conditions d’exercice du crowdfunding en investissement.
L’article 4 de la loi n°2020-37 du 6 août 2020 exige que le crowdfunding soit exercé sous forme de société anonyme (SA) établie en Tunisie. Cette obligation vise à garantir un cadre structuré et contrôlé, avec des exigences en matière de gouvernance, de comptabilité et de responsabilité juridique. L’article précise que la société doit avoir son siège en Tunisie, ce qui facilite la supervision par les régulateurs locaux. L’article 21 de la même loi impose la certification des états financiers par un commissaire aux comptes dans la perspective de garantir la transparence et la fiabilité de la gestion. Cette loi relative au financement participatif, mais aussi les textes d’application s’inscrivent dans cette logique sociétaire visant à l'institutionnalisation d’une nouvelle pratique.
Le CMF encadre les levées de fonds en equity - crowdequity - et les titres de capital assimilés à savoir les bons de souscription, les obligations convertibles, etc. En ce qui concerne le crowdfunding en valeurs mobilières, le CMF est l’autorité compétente chargée de délivrer l’agrément et de superviser les plateformes. Cet agrément est accordé en vertu de la loi n°2020-37 et du règlement du 11 novembre 2024 précisant les pièces à fournir, les conditions à respecter ainsi que les obligations périodiques. Il convient de rappeler que l’article 4 de la loi n°2020-37 du 6 août 2020 impose une interdiction de cumul d'activités signifiant qu’une même société ne peut exercer plusieurs types de crowdfunding simultanément. Par ailleurs, l’article 24 dispose que les intermédiaires en bourse, les sociétés de gestion de portefeuilles pour compte de tiers ainsi que les sociétés d’investissement à capital risque (SICAR) gérant des fonds pour le compte de tiers, et qui sont déjà agréés par le CMF, peuvent exercer le financement participatif à condition d’en informer préalablement le régulateur.
La BCT encadre l’activité de crowdlending à travers la circulaire n°2023-06 en date du 2 novembre 2023. Elle exige la soumission d’un dossier structuré en dix volets portant sur la gouvernance, les moyens humains et techniques, la gestion des risques, le système d’information, la conformité LCB/FT, le contrôle interne, les procédures de sélection des projets et le plan de continuité d’activité. La BCT contrôle également les opérations de fusion, de scission, de cession significative d’actifs ou d’acquisition de contrôle. En effet, trois annexes précisent les pièces à fournir dans ces hypothèses (annexes 3, 4, 5). Le contrôle s’étend au capital social, à l’origine des fonds, au pacte d’actionnaires mais aussi aux engagements financiers. La BCT requiert également un rapport d’audit de cybersécurité validé par l’Agence Nationale de la Cybersécurité (ANCS). En matière de financement par le prêt, il convient de souligner que l’article 36 de la loi n°2020-37 du 6 août 2020 introduit une dérogation importante au droit commun applicable en matière de taux d’intérêt. En effet, les dispositions relatives au taux d’intérêt effectif et au plafond du taux d’intérêt excessif, définies par la loi n°99-64 du 15 juillet 1999, ne sont pas applicables aux prêts octroyés via des plateformes de crowdfunding. Cette exclusion permet de se rapprocher des exigences du marché tout en reconnaissant une certaine spécificité de ce financement échappant aux logiques bancaires traditionnelles. La fixation des intérêts ne sera donc pas subordonnée aux dispositifs rappelés mais plutôt à la rentabilité et aux éventuelles conditions du marché.
L’ACM est compétente pour les opérations de crowdfunding sous forme de dons - crowdgiving -, qu’il s’agisse de dons sans contrepartie ou avec contrepartie symbolique ou de préventes. Ces opérations sont exclues du champ du décret beylical du 8 mai 1922 relatif aux souscriptions publiques. Pour rappel, ce dernier encadre les appels à la générosité publique. Il subordonnait toute souscription à une autorisation préalable de l’administration afin d’instaurer des règles strictes de transparence, de traçabilité mais aussi de contrôle des fonds. La loi n°2020-37 du 6 août 2020 a exclu l’application de ce décret beylical aux opérations de financement sous forme de dons et de libéralités. En effet, l’article 3 de la loi dispose que cette opération n’est pas soumise aux dispositions du décret beylical du 8 mai 1922 relatif aux souscriptions publiques. Ainsi, la loi n°2020-37 du 06 août 2020, le décret n°767 du 19 octobre 2022 ainsi que les délibérations du conseil d’administration de l’ACM, en date des 30 juin, 24 novembre et 16 décembre 2022 régissent le cadre juridique du financement par le don. En l’occurrence, cette activité est subordonnée à des exigences institutionnelles assez spécifiques. Une évaluation des dispositifs de gouvernance, des exigences en matière de collecte, des procédures de transparence et d’identification sont requises. Il convient également de rappeler que l’ACM peut retirer un agrément si aucune activité n’est menée dans un délai de 12 mois à compter de la délivrance, en vertu de l’article 39 de la loi n°2020-37 du 6 août 2020.
La loi n°2020-37 et les textes réglementaires imposent un ensemble de conditions d’honorabilité, d’indépendance et de qualification technique aux dirigeants des plateformes. Le CMF, la BCT et l’ACM exigent tous la production de documents attestant de la compétence des membres du conseil d’administration, du directoire, des dirigeants exécutifs mais aussi des responsables des fonctions sensibles. Les dirigeants ne doivent pas avoir fait l’objet de condamnations pénales incompatibles avec la gestion d’une société ni être impliqués dans des activités financières, bancaires ou assurantielles non autorisées. La gouvernance doit être conforme aux formes prévues par la loi relative aux sociétés anonymes.
En matière de prêt, la BCT a mis en place un mécanisme d’autorisation préalable pour les opérations de fusion, de scission, de cession d’actifs significatifs ou d’acquisition de contrôle. Les annexes de la circulaire n°2023-06 précisent les pièces et informations requises, notamment l’étude des impacts organisationnels, le plan de transition, ainsi que les implications fiscales et contractuelles. Un plan de continuité d’activité doit être élaboré dès l’agrément, décrivant les moyens à mobiliser en cas d’incident technique, de cyberattaque ou de défaillance de la gouvernance. La fréquence des tests de ce plan, les résultats obtenus et les actions correctives envisagées doivent être dûment documentés.
Toute opération entraînant un changement substantiel dans la structure financière du prestataire est soumise à un examen approfondi par la BCT. Celle-ci exige une analyse détaillée des répercussions sur la gouvernance, les ressources humaines et techniques, le programme d’activité ainsi que les engagements contractuels envers les contributeurs. Un rapport d’expertise externe est également requis pour évaluer les incidences comptables et fiscales. Ce dispositif préventif vise à éviter les déséquilibres dans le fonctionnement du marché du financement participatif et à assurer la continuité des engagements pris. Il reflète en outre une volonté de préserver la stabilité systémique face aux restructurations et à la concentration progressive du secteur. La supervision de la BCT demeure essentielle, dans la mesure où le prêt, en tant que levier, implique des échanges de flux monétaires et s’inscrit, en quelque sorte, dans le champ des missions traditionnelles de la BCT en matière de politique monétaire et de stabilité financière.
Contrairement à d'autres systèmes où une autorité unique supervise l'ensemble des formes de crowdfunding, la Tunisie a opté pour une approche tripartite et instrumentale. En France, par exemple, le crowdfunding est encadré de manière bipolaire : l'Autorité des marchés financiers (AMF) supervise les opérations d'investissement, tandis que l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) supervise les prêts. Dans l’Union européenne, le Règlement (UE) 2020/1503 sur les prestataires européens de services de financement participatif prévoit une régulation unifiée, gérée par une autorité nationale désignée. Aux États-Unis, la U.S. Securities and Exchange Commission (SEC) et la Financial Industry Regulatory Authority (FINRA) encadrent les plateformes, parfois avec le concours du Consumer Financial Protection Bureau (CFPB) pour les prêts.
En Tunisie, la répartition des rôles entre le CMF, la BCT et l’ACM permet un encadrement différencié et approfondi, notamment dans le domaine du don participatif, où les enjeux relatifs à la transparence et à la traçabilité sont sensibles. Ce choix institutionnel peut se justifier par la volonté de prévenir les dérives telles que le financement du terrorisme, le blanciement d’argent ou encore tout ce qui releve du Free-rider problem/Market Failure. La spécialisation des régulateurs assure un meilleur contrôle des instruments et de leurs flux.
Cependant, la structuration instrumentale et sectorielle peut soulever des questions sur la cohérence à long terme. Une régulation fondée non pas sur les instruments financiers (prêt, don et capital) et les secteurs (immobilier, innovation, agriculture, etc.) pourrait être envisagée pour faciliter l'harmonisation des contrôles et simplifier les démarches pour les porteurs et les contributeurs. En définitive, le crowdfunding demeure un outil à fort potentiel pour diversifier les modes de financement en Tunisie, que ce soit dans plusieurs activités (startups, économie sociale et solidaire) ou dans des actifs tels que l’immobilier. Son développement suppose cependant un accompagnement réglementaire unifié, selon la logique du guichet unique, un cadre fiscal équilibré mais aussi une interaction avec les politiques nationales de soutien aux startups. Par ailleurs, nous estimons qu’une régulation instrumentale ne pourra pas permettre aux acteurs du marché d'expérimenter des mécanismes relevant de l'ingénierie financière.
Le développement du financement participatif en Tunisie gagnerait à s’appuyer sur une offre diversifiée de produits financiers adaptés aux besoins du marché. Par conséquent, l'ingénierie financière doit primer sur la rigidité d’une régulation basée sur les instruments. Nous prenons l’exemple des startups évoluant selon une trajectoire bien déterminée. Au stade de l’ideation stage, les fondateurs mobilisent la love money, les dons, etc. Le pre-seed stage permet de développer un Minimum Viable Product, souvent financé par du crowdfunding non dilutif, des bourses mais aussi des soutiens publics. Lors du seed stage, la validation du marché appelle souvent les business angels. À mesure que l’entreprise entre dans l’early growth stage, elle doit mobiliser de l'equity. Au growth/expansion stage, elle procède à des fundraising rounds plus importants incluant de la dette structurée. Ce parcours confirme la nécessité d’un financement multi-instrument qui peut s’adapter aux exigences du marché des entreprises innovantes. Il est donc important de permettre aux plateformes de financement d’intervenir à tous les stades de l'évolution des entreprises. Cela crée un rapport de fidélisation entre les plateformes ainsi que les entreprises et permet de créer des produits financiers innovants et hybrides en adéquation avec les standards du marché des entreprises non cotées. La simplification du cadre juridique est donc essentielle dans la mesure où les entreprises innovantes sont le moteur de demain. Dans une logique schumpétérienne de destruction créatrice, il convient de simplifier le cadre institutionnel revient à lever les obstacles à l’innovation.
Le cadre juridique du crowdfunding en Tunisie repose sur une architecture structurée autour de la loi n°2020-37, appuyée par trois régulateurs : le CMF pour les investissements en titres financiers, la BCT pour les prêts participatifs, et l’ACM pour les dons et libéralités. Chaque autorité exerce un contrôle ciblé selon les spécificités de l’activité supervisée. Le dispositif réglementaire impose des exigences précises en matière de gouvernance, de transparence, de maîtrise des risques et de traitement des données.
Pour autant, comme l'a souligné Jalel Ben Romdhane expert en finance alternatif et cofondateur de l’incubateur 1kub dans son article "Crowdfunding en Tunisie : un début challengeant", l'écosystème demeure en construction. Aucun agrément n'a encore été délivré à ce jour. Les plateformes de prêt ne sont pas opérationnelles, et le crowdequity peine à démarrer en raison de l'absence de publication de certains textes d'application. Seules les plateformes de crowdgiving, pourtant exclues des nouvelles incitations fiscales, fonctionnent de manière marginale, parfois en dehors du cadre légal établi. Le projet de loi de finances pour 2025 a néanmoins tenté d'introduire certaines mesures d'incitation fiscale, notamment une exonération des intérêts perçus et une extension de la déduction pour réinvestissement, tout en limitant ces avantages aux plateformes de prêt et d'investissement.