Malgré les performances remarquables des banques tunisiennes en 2024, la Banque Centrale de Tunisie (BCT) maintient une approche prudente conforme aux standards nationaux et internationaux. La circulaire n°2025-02 établit un cadre rigoureux pour la distribution des dividendes au titre de l'exercice 2024, s'inscrivant dans la continuité des mesures précédentes adoptées par la BCT. Ce dispositif vise à préserver la solidité du système bancaire national.
Selon les directives de la BCT, les politiques de distribution doivent adopter une approche prudente garantissant des niveaux de fonds propres supérieurs aux minimums réglementaires. Cette exigence cherche à assurer une couverture suffisante contre les pertes imprévues, notamment face à plusieurs défis majeurs :
Le 1er avril 2020, dans un contexte d'incertitude maximale, la BCT a d'abord opté pour une suspension totale des distributions de dividendes et des opérations de rachat d'actions. Dès mars 2021, via la note n°2021-08, une première flexibilité a été introduite, autorisant la distribution des dividendes sur les bénéfices cumulés des exercices 2019 et 2020, mais avec un plafond de 35% et sous réserve que les ratios de solvabilité et de Tier I, après distribution, dépassent les minima réglementaires d'au moins 2,5%.
L'évolution notable dans cette politique concerne le véhicule juridique utilisé par la BCT. Pour 2022 et 2023, l'encadrement s'est fait par le biais de notes aux établissements financiers, instruments à portée juridique relativement souple. À partir de 2024, la BCT a renforcé le caractère contraignant de ces dispositions en les formalisant par circulaires, conformément à l'article 42 de la loi n°2016-35 du 25 avril 2016 fixant son statut. Ces circulaires, soumises à consultation préalable des parties intéressées et à l'avis d'une commission de contrôle de conformité, confèrent une légitimité renforcée au dispositif.
Malgré cette évolution du cadre juridique, les critères d'encadrement sont restés stables, s'articulant autour de deux cas de figure:
Cette continuité dans les critères témoigne d'une volonté de pérenniser un cadre prévisible pour les institutions financières, tout en consolidant progressivement son assise juridique. La circulaire n°2025-02 s'inscrit ainsi dans une démarche macroprudentielle cohérente visant à garantir que les établissements maintiennent des niveaux de fonds propres suffisamment solides face aux aléas économiques. Toutefois, il serait opportun que la BCT communique sur l’application du coussin de fonds propres contra-cyclique relatif à la réglementation Bâle dans le cadre de ce cycle macroéconomique.
Cette politique prudentielle intervient paradoxalement dans un contexte d'amélioration des indicateurs bancaires. Selon les données au 31 décembre 2024, le secteur financier coté enregistre un chiffre d'affaires global de 9,22 milliards de dinars, en hausse de 6,5% par rapport aux 8,66 milliards de 2023.
Le secteur bancaire affiche une progression de 5,9%, avec des performances notables pour la BH Bank qui enregistre une hausse de 15,2%, suivie d'Attijari Bank et de l'ATB avec 9,8% chacune, tandis que la STB connaît une baisse de 3,4%. Le sous-secteur des assurances connaît une croissance de 9,2%, porté notamment par BH Assurances avec une progression de 13,0%, Maghrebia Vie avec 14,7% et la STAR avec 10,3%. Quant aux services financiers, ils enregistrent une hausse de 7,1%, stimulée principalement par BH Leasing avec 14,1%, SPDIT-SICAF avec 14,5% et Placements de Tunisie SICAF avec une remarquable augmentation de 86,7%, malgré un recul de 4% pour Tuninvest SICAR.
La BCT poursuit néanmoins la consolidation des fonds propres conformément aux standards prudentiels tant internationaux que nationaux. La courbe ci-dessus illustre la stabilité du cadre réglementaire imposé par la BCT sur la période 2021-2024 :
Cette approche s'inscrit dans une tendance internationale observée depuis la crise sanitaire. En 2020, la Banque centrale européenne avait recommandé aux établissements financiers de limiter ou reporter la distribution des dividendes afin de consolider leurs bilans face aux incertitudes économiques. Une étude publiée par la BCE en 2023, intitulée "A new tool in the box: dividend restrictions as supervisory policy stimulus", met en évidence l'efficacité des restrictions sur les dividendes comme instrument de régulation prudentielle.
Dans un mouvement similaire, la Réserve fédérale américaine avait imposé en juin 2020 un cadre restrictif concernant les distributions pour les principales institutions bancaires du pays. Cette approche a été également adoptée dans d'autres juridictions comme la zone euro, le Royaume-Uni et le Canada. L'objectif commun était de renforcer la solidité du système bancaire, d'augmenter les réserves de capital et de prévenir le phénomène de transfert de risque, connu sous le terme technique de "risk-shifting".
La recherche économique récente apporte un éclairage pertinent sur ce sujet. Les travaux conjoints de Fulvia Fringuellotti de la Federal Reserve Bank of New York et Thomas Kroen du Fonds Monétaire International, publiés en janvier 2025 dans Liberty Street Economics sous le titre "Payout Restrictions and Bank Risk-Shifting", permettent de mieux comprendre les mécanismes complexes reliant les politiques de régulation bancaire et les stratégies de distribution de dividendes.
Cette étude examine spécifiquement comment les restrictions sur la distribution des dividendes bancaires influencent le comportement des établissements financiers face au risque. Les auteurs démontrent que les limitations imposées aux paiements de dividendes pendant la crise du COVID-19 ont effectivement réduit le phénomène de "risk-shifting" (transfert de risque) dans le secteur bancaire. Ce phénomène se produit lorsque les banques, particulièrement celles souffrant de sous-capitalisation, sont incitées à prendre des risques excessifs qui profitent aux actionnaires au détriment des créanciers et des déposants.
L'analyse empirique de Fringuellotti et Kroen, basée sur un large échantillon d'établissements bancaires américains entre 2020 et 2023, révèle que les banques soumises à ces restrictions ont significativement réduit leurs expositions aux actifs à haut risque, diminué la volatilité de leurs rendements et amélioré leur ratio de capital. Plus précisément, leurs données indiquent une réduction moyenne de 12% des prêts classés comme "à risque élevé" et une augmentation de 1,8 point de pourcentage du ratio de capital pondéré par le risque dans les établissements concernés.
Particulièrement pertinent pour le contexte tunisien, les auteurs concluent que les politiques de restriction de dividendes sont particulièrement efficaces dans les environnements économiques caractérisés par une forte incertitude et des marchés financiers moins développés. Ils soulignent toutefois qu'un équilibre délicat doit être trouvé, car des restrictions trop longues peuvent entraîner des effets secondaires négatifs, notamment en termes d'attractivité du capital bancaire et de valorisation boursière des établissements concernés.
Cette mise en garde trouve un écho dans les travaux de Scander Bentchikou qui, dans son analyse intitulée "Interdiction des dividendes bancaires : un étrange remède aux lourds effets secondaires", offre une perspective critique sur ces mesures restrictives. L'auteur observe que la suspension des dividendes par la BCE en mars 2020, bien que visant à renforcer la stabilité financière, a provoqué un affaiblissement notable de la valorisation des banques européennes. Son étude démontre qu'une telle intervention, trop prolongée, augmente le coût du capital des établissements et peut paradoxalement entraver leur capacité de financement de l'économie.
Ces débats autour des dividendes bancaires ne sont pas seulement financiers et capitalistiques. Ils renvoient amplement à des visions économiques historiques. En effet, trois grandes approches peuvent se dégager. La première, d’inspiration plutôt interventionniste, défend la nécessité de restrictions fermes pour garantir la solidité du système financier. La deuxième, est plus libérale, puisqu’elle privilégie une distribution régulière et une primauté du marché. Enfin, une troisième approche semble être modérée, cherchant un équilibre. Elle recommande en effet des mesures proportionnées, ajustées au contexte et aux données disponibles.
Ce clivage théorique reflète par ailleurs des oppositions en matière de pensée économique. Nous retrouvons ici les keynésiens, défenseurs d’une régulation économique réactive, face aux écoles classiques ou néoclassiques, misant plutôt sur l’autorégulation des marchés. Dans ce cadre, les mesures de suspension des dividendes deviennent l’illustration concrète d’un débat ancien, réactualisé par la crise : jusqu’où l’intervention publique doit-elle aller pour préserver la stabilité, sans compromettre l'efficacité et la confiance dans le marché bancaire et financier ?
En encadrant la distribution des dividendes, la BCT mobilise un outil devenu courant dans les politiques de supervision bancaire en complément de sa politique monétaire. Ce levier contribue à maintenir des niveaux de capital adéquats dans un contexte financier caractérisé par des tendances divergentes.
Comme l'illustre le graphique 35, les crédits à l'économie ont connu une tendance baissière depuis fin 2022, avec des taux de croissance annuelle qui se situaient à 3,1% en septembre 2023. Les crédits aux professionnels (3,4%) restaient légèrement plus dynamiques que ceux aux particuliers (2,3%), tous très inférieurs aux pics de 2018 (11-15%).
Selon la dernière note d'octobre 2024 de la BCT, cette situation a légèrement évolué. L'encours des crédits à l'économie a enregistré une hausse de 3,9% en août 2024, marquant une amélioration par rapport à août 2023 (2,4%), mais un léger ralentissement par rapport à juillet 2024 (4,2%). Cette fluctuation s'explique principalement par:
Ces évolutions s'inscrivent dans un contexte de politique monétaire restrictive, avec un taux directeur maintenu à 8% depuis janvier 2023, et une détérioration de la qualité des portefeuilles (créances classées passant de 13,6% à 15,6% en 2023).
Dans ce contexte, la limitation par la BCT de la distribution des dividendes à 35% des bénéfices distribuables apparaît cohérente avec les exigences renforcées en matière de fonds propres et s'inscrit dans un environnement réglementaire de plus en plus aligné sur les standards internationaux de Bâle.
Cette décision s'inscrit également dans un environnement réglementaire de plus en plus exigeant, notamment avec l'adoption progressive des standards de Bâle en matière de solvabilité. La récente circulaire n°2025-01 du 29 janvier 2025 poursuit cette logique en établissant un cadre méthodologique révisé pour la couverture des risques et la détermination des provisions collectives.
Cette analyse vise à éclairer les finalités et orientations des régulations bancaires dans une perspective pédagogique, en s'inscrivant dans les débats économiques et financiers actuels. Le rôle de la BCT demeure fondamental pour assurer la stabilité d'un système bancaire qui constitue un rouage essentiel au bon fonctionnement de l'économie réelle et financière.
Stiglitz, J. E. (2007). Principes d’économie moderne. Paris : De Boeck Supérieur