

Depuis plus de trois décennies, la Tunisie a vu son système financier changer - apparition du leasing, factoring, capital-risque, micro-finance - alors que leur poids dans le PIB, ainsi que l’envergure régionale et continentale des entreprises du secteur, est resté assez marginal.
Le crowdfunding aussi est resté lettre morte… après un long parcours législatif, on aurait pu croire à l’aube d’une nouvelle ère …. Quatre ans plus tard (la loi date de 2020), le constat est implacable : les plateformes sont muettes ! et la confiance s’est dissoute dans un storytelling creux, où l’on célèbre des « succès » comme s’ils suffisaient à masquer le vide structurel. Nous pouvons y ajouter le constat que les réseaux de Business Angels sont restés très « discrets », faute de réglementation entre autres …
Loin d’être une crise de moyens : c’est une crise de crédibilité et de structure …
Tant que nous continuerons à confondre communication et transformation, la finance alternative restera un décor sans acteurs.
La Tunisie cultive un grand paradoxe dans la finance alternative : dans le peloton de tête dans l’initiative et la réglementation, taux de transformation faible ou nul.
La première urgence est de forcer l’action collective et ce n’est pas une panacée, c’est une mise en commun efficiente de volontés.
En dehors de toute considération partisane, des pistes sont à explorer :
- Le levier des Matching Fund : Pour pousser l’action collective, la solution passe par la syndication contrainte : Un Fonds de Co-Investissement Business Angels/Diaspora, géré par une équipe de professionnels, pourrait jouer le rôle de catalyseur : l’investissement ne serait possible que si un groupe d’investisseurs privés syndiqués met un ticket minimum. Ce mécanisme oblige la collaboration, professionnalise la due diligence et rétablit la confiance par le partage du risque (des expériences sont en cours dans la région).
- L’Agilité et la proximité : Il faut impulser des micro-réseaux de Business Angels sectoriels/régionaux agiles, plus proches du terrain, plus résistants parce que bénéficiant de budgets de fonctionnement qui proviennent d’entreprises, associations et de leurs ressources propres.
- Redémarrer par la dette : Le crowdfunding doit redémarrer par le prêt participatif (Crowdlending). Plus simple et familier, adapté aux TPE/PME, il permet de construire la confiance par la preuve du remboursement. Mais pour que cela fonctionne, la Banque Centrale doit réactiver sa sandbox (Regulatory Sandbox), pour en faire un espace d’expérimentation réglementaire qui réduirait drastiquement les coûts de mise en conformité initiaux et permettrait de réévaluer et modifier la législation actuelle.
L’ingénierie avant le marketing, voilà le mot d’ordre !
La deuxième urgence est de réaligner les intérêts et de rétablir la crédibilité du marché en cherchant à maximiser les résultats tangibles et pérennes, en termes d’innovation et de qualité de vie.
Assainir le schisme du Capital-Risque : Aujourd’hui, un schisme oppose fondateurs, investisseurs locaux et Venture Capital internationaux (outre celui interne entre SICAR et Venture Capital…). Valorisation au seed, gouvernance fragile, absence de stratégie de sortie : ces fractures bloquent les tours de Série A et renforcent les départs à l’étranger. La solution est peut-être technique : adopter des documents juridiques standardisés pour rationaliser les accords, se concentrer sur la définition de normes de valorisations initiales et surtout préparer des trajectoires crédibles pour les exits.
Le chiffre contre le récit : La confiance ne se décrète pas. Elle se construit par la transparence des données. L’écosystème a peut-être besoin d’un observatoire indépendant, publiant régulièrement des chiffres audités : montants levés, taux de survie, et montants réels des exits. C’est à ce prix que le récit pourra se fonder sur la maturité et l’impact socio-économique – emplois créés, exportations – plutôt que sur des levées.
Récompenser le Risque : Dans un marché émergent comme le nôtre, l'incitation doit être forte. Une exonération fiscale totale des plus-values pour les Business Angels personnes physiques, après une période de détention raisonnable, serait un signal fort et essentiel. C’est déjà pratiqué dans plusieurs pays comparables.
Le troisième défi qui n’est pas des moindres est culturel et exige l'importation de standards de maturité à adapter aux spécificités du moment.
Le rôle d’ancrage de la Diaspora : La diaspora tunisienne, habituée aux mécanismes d’equity et disposant de devises, doit être structurée. La mise en place d’un programme spécifique devrait faciliter son engagement et sécuriser son apport, agissant comme un pont normatif pour les pratiques de gouvernance.
Former l'écosystème à la Gouvernance : Il faut former une nouvelle génération d’investisseurs et de gestionnaires de fonds. Comprendre les pactes d’associés, gérer le risque, éviter les schismes de gouvernance : autant de compétences qui doivent être transmises par des bootcamps, des simulateurs d’investissement et des programmes dédiés.
La Tunisie ne manque ni de talents, ni de projets innovants, ni de cadres réglementaires. Pourtant, force est de constater que la finance alternative reste à la traîne. Pourquoi ? Parce que les initiatives, aussi louables soient-elles, peinent à s’articuler autour d’une vision commune, d’objectifs mesurables et d’un calendrier précis.
Des solutions qui ne nécessitent pas des milliards de dinars ni des réformes législatives complexes, mais une approche pragmatique, centrée sur l’action collective, la transparence et la formation existent.
Dans l’année : Un observatoire indépendant, publiant des données auditées sur les levées de fonds, les taux de survie des startups et les retombées socio-économiques,
D’ici 18 mois : Trois plateformes de crowdlending actives, soutenues par la sandbox de la Banque Centrale, pour donner de la confiance aux investisseurs et aux porteurs de projets,
En deux ans : 300 investisseurs – Business Angels formés aux standards internationaux.
Ces objectifs ne sont pas ambitieux, ils sont nécessaires et ils sont atteignables.
Nous ne sommes pas en crise, c’est un coma artificiel ! un coma entretenu par des années de discours sans action, de promesses sans suivi, et de réformes sans application concrète. C’est le résultat d’un choix : celui de privilégier l’illusion de l’action à l’action elle-même, la communication à la transformation. Ce choix peut – et doit – être remis en question.
Nous avons des atouts pour réussir : des lois, une diaspora dynamique et solvable, des entrepreneurs talentueux, et une petite épargne. Ce qui lui manque, c’est une volonté collective de passer des mots aux actes. Une volonté de construire, plutôt que de célébrer et privilégier les egos. Une volonté de mesurer l’impact réel, plutôt que de se contenter du ponctuel et des exceptions.
Pour s’en sortir, trois piliers doivent être érigés sans délai :
La culture de l’investissement : Parce qu’investir, ça s’apprend, pour éviter les échecs répétés et les « distorsions » qui minent aujourd’hui l’écosystème.
La transparence : Parce que la confiance ne se bâtit pas sur des mots, mais sur des chiffres. Un observatoire indépendant, des données auditées, et des indicateurs clairs (taux de survie des startups, montants réels des exits, emplois créés) sont indispensables pour remplacer les illusions par des réalités mesurables. La transparence n’est pas une option – c’est la condition sine qua non pour attirer les investisseurs sérieux et retenir les talents locaux.
L’ingénierie de l’action : La finance alternative ne se décrète pas, elle se construit par des mécanismes concrets comme les Matching Funds, les Regulatory Sandboxes, et les plateformes & réseaux de Busness Angels Des outils qui ne coûtent pas cher, mais qui changent tout : ils forcent la collaboration, professionnalisent les processus, et recréent la confiance par la preuve du risque partagé.
Ces trois piliers ne sont pas des vœux pieux, ils forment une feuille de route réaliste, inspirée de modèles qui ont fait leurs preuves dans des pays comparables à adapter.
Ce qui manque, c’est le déclic – ce moment où l’on décide, collectivement, que les discours ne suffisent plus, et que l’heure est venue de choisir entre le statu quo et l’audace.